Les idoles

Texte : Christophe Honoré d’après les oeuvres de Jacques Demy, Bernard-Marie Koltès, Serge Daney,
Jean-Luc Lagarce, Cyril Collard et Hervé Guibert
Mise en scène : Alban Ho Van
Durée : 2h30

Théâtre de l’Odéon
30 01 2019

La scène accueille des marches en arc de cercle concave. Le volume en demi cylindre s’élève derrière le manteau d’Arlequin qui ferme le cadre de scène à mi hauteur. On s’échappe à cour et à jardin par des couloirs carrelés de blanc offrant des espaces publicitaires et des bancs d’assises individuelles en plastique rouge. À l’arrière de la scène sur l’estrade, un abri bus nous tourne le dos, et des piliers métalliques constituent la structure de l’ensemble. Sur un des piliers à l’avant de la scène sont fixées deux téléviseurs sur lesquels on peut lire au début du spectacle : “Ce que tu aimes bien est ton véritable héritage”, un vers d’Ezra Pound que Serge Daney avait choisi pour ouvrir la revue Trafic.
“Le lieu d’une vie revécue” est un espace porteur d’une mémoire de la fin des années 80 : ses espaces de représentation – certaines salles du Palais de Tokyo, les sous sols de Beaubourg – mais aussi ses espaces de rencontres clandestines et de passages, le métro, une salle des pas perdus… Ici, Christophe Honoré convoque “les Idoles”, tous victimes du Sida : écrivain, dramaturges, cinéastes, journaliste…
Jean Luc Lagarce, dramaturge 1957 – 1994
Bernard Marie Koltès, dramaturge 1948 – 1989
Hervé Guibert, écrivain 1955 – 1991
Jacques Demy, cinéaste 1931 – 1990
Cyril Collard, cinéaste 1957 – 1993
Serge Daney, journaliste 1944 – 1992
Il les convoque par sa voix, dans une introduction qui fait le récit d’une expérience de spectateur à Beaubourg. Sur une musique des Doors, les comédiens entrent en scène alternant et répétant une chorégraphie simple. Sous la forme d’un montage, le spectacle fait dialoguer les textes des uns, les interventions des autres, les coming out, confronte les personnalités, interroge les rapports à l’homosexualité. Dans le désordre :
Une scène des Nuits Fauves que Collard rejoue avec entrain,
Une nécrologie de Daney pour la mort de Rock Hudson qu’on aimait “sans y avoir jamais prêté attention”,
Le sidaction et Elizabeth Taylor,
Une chorégraphie jusqu’à l’épuisement sur Chanson d’un jour d’été,
Une rencontre entre Koltès et Travolta joué par Daney filmée par Collard puis une danse sur Saturday night fever,
Une leçon de cinéma de Serge Daney pendant la projection d’une scène entre Collard et Koltès : la mort du cinéma, extrait de Cinéfils (partie II, 49’) “why I’m so lucky”, “moi j’ai le sida”,
Une concertation à propos du lecteur idéal qui se transforme en amant idéal, en référence à Yann Andréa, puis s’incarne en Bamby Love,
Une récitation d’un texte intitulé “le corps du Prince” par Koltès,
Une interview de Lagarce à la radio dans laquelle il parle de sa maladie et que le journaliste qualifie de “minute de vérité”,
Collard se met en scène recevant le césar qui lui a été décerné à titre posthume,
La mort d’un amant de Jean Luc Lagarce à Berlin,
À la moitié de la pièce, moment de bravoure, les comédiens sortent, Marina Foïs/Guibert entame le récit de la mort de Michel Foucault/Muzil dans un long monologue extrait de L’ami qui ne m’a pas sauvé la vie,
Enfin, Collard, esseulé aussi, découpe son jean puis découpe une pastèque…
Tour à tour, chacun est mis en avant :
Collard est plein de vie, bondissant, enthousiaste,
Koltès est jeune, tout en jean, discret, en retrait, bon danseur,
Daney est débonnaire, bienveillant dans un rôle de médiateur,
Guibert est élegant, le charisme d’un chef de file,
Demy est une femme forte, mystérieuse, exhibitionniste,
C’est de ce dernier que surgissent les émotions les plus vives : Jacques Demy occupe une place privilégiée dans l’imaginaire collectif, unique. Il est interprété par Marlène Saldana habillée comme Dominique Sanda dans Une chambre en ville, c’est-à-dire juste un manteau de fourrure et une paire d’escarpins. Il tente de s’échapper dès le début du spectacle – lui dont l’agonie du Sida n’a été révélée par Agnès Varda que 18 ans après sa mort – il est retenu par son amour du jeu, du spectacle. Devant un mur de hauts parleurs monté sur roulettes, il/elle commence par reproduire fidèlement la chorégraphie d’une chanson d’un jour d’été puis la répète jusqu’à se déchaîner, à quelques jours de la mort de Michel Legrand cette séquence émeut tout particulièrement. Christophe Honoré montre sa vulnérabilité, mais aussi sa volonté implacable. Dans un deuxième souvenir, il évoque ses étés à Nantes, la découverte de sa sexualité, l’errance et l’espoir de rencontrer son idole… il déclare : “peut-être que tous mes films étaient des tentatives de dialoguer avec vous”. Tous repartent comme ils sont venus dans une chorégraphie funéraire malgré la volonté inépuisable de Collard de rester vivant.
Dans le premier cercle de l’Enfer, Dante imaginait sa rencontre avec les plus brillants esprits de l’Antiquité, non baptisés, sans autre peine que le désir insatisfait de voir Dieu. La pièce de Christophe Honoré propose un purgatoire dans lequel des âmes en suspension s’incarnent dans des corps indifféremment masculins, féminins, sains, athlétiques, grands, petits… eux aussi ont été de grands esprits et leur peine est de ne pas savoir comment ils auraient vieilli. Ils portent à jamais leurs textes.

 

texte : Benoît Maghe



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